Se rendre au contenu

Juge des enfants et juge aux affaires familiales : démêler leurs compétences pour mieux protéger l’enfant victime


Par Zoé CERUTTI, élève-avocate,

membre du pôle juridique de CDP-Enfance


La protection efficace des enfants victimes constitue un défi majeur pour notre système judiciaire. Dans un contexte où les violences intrafamiliales sont de plus en plus dénoncées et reconnues, la France peine encore à offrir des réponses juridictionnelles pleinement protectrices, cohérentes et réactives.

Ce constat s'explique notamment par une architecture juridique complexe où coexistent plusieurs magistrats aux compétences distinctes mais parfois enchevêtrées, notamment le juge aux affaires familiales (JAF) et le juge des enfants (JE).

Cette dualité juridictionnelle, bien que fondée sur une logique de spécialisation des magistrats, engendre dans la pratique des difficultés d'articulation susceptibles de fragiliser la protection des mineurs.

 

A.   En principe, deux juges aux rôles distincts mais complémentaires

·       Le juge aux affaires familiales : régulateur des relations familiales

Le juge aux affaires familiales (JAF) exerce une compétence générale sur les questions relatives aux droits de la famille. Concernant les enfants, son intervention, définie par l’article 373-2 et suivants du Code civil, s'inscrit principalement dans le cadre des séparations parentales pour :

-        Déterminer la résidence habituelle de l'enfant ;

-        Fixer les modalités d'exercice de l'autorité parentale ;

-        Organiser les droits de visite et d'hébergement du parent non-gardien ;

-        Statuer sur la contribution à l'entretien et l'éducation de l'enfant.

Sa mission première est donc d'organiser les relations familiales, particulièrement en cas de désunion ou de conflit entre les parents. L’article 373-2-6 du Code civil encadre précisément cette mission en disposant que le JAF « doit veiller à la sauvegarde des intérêts des enfants mineurs, et garantir la continuité et l'effectivité du maintien des liens de l'enfant avec chacun de ses parents ». Cette disposition traduit l'orientation principale de l'intervention du JAF : préserver le lien familial tout en protégeant l'intérêt de l'enfant.

Le JAF intervient majoritairement dans un cadre consensuel ou conflictuel entre parents, mais pas nécessairement dans une situation de danger caractérisé pour l'enfant. Sa compétence est de droit commun en matière d'autorité parentale et s'exerce indépendamment de l'existence d'un danger pour le mineur.

 

·       Le juge des enfants : protecteur du mineur en danger

Le juge des enfants (JE), quant à lui, dispose d'une double compétence qui lui confère un rôle particulier dans notre système judiciaire :

  1. En matière civile : il intervient au titre de l'assistance éducative prévue par l'article 375 du Code civil lorsque « la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ». Cette compétence lui permet d'ordonner diverses mesures de protection, du suivi éducatif en milieu ouvert jusqu'au placement de l'enfant dans une structure d'accueil ou chez un tiers de confiance.
  2. En matière pénale : il juge les mineurs auteurs d'infractions selon une approche principalement éducative plutôt que répressive, conformément aux principes de l'ordonnance du 2 février 1945, aujourd'hui intégrée dans le Code de la justice pénale des mineurs.

La particularité du juge des enfants réside dans sa capacité à intervenir directement pour protéger l'enfant d'un danger, indépendamment du cadre familial. À la différence du JAF, l'enfant est partie à la procédure d'assistance éducative et peut saisir lui-même le juge des enfants ou exercer des voies de recours contre ses décisions.

Tableau comparatif des compétences JAF/JE

Juge aux affaires familiales (JAF)

Juge des enfants (JE)

Fondement juridique

Articles 373-2 et suivants du Code civil

Article 375 et suivants du Code civil

Condition d'intervention

Désaccord parental

Danger pour l'enfant

Saisine

Parents, tuteur, ministère public

Père, mère, tuteur, mineur lui-même, ministère public

Nature de la compétence

Compétence de principe en matière d'autorité parentale

Compétence d'exception limitée aux situations de danger

Mesures possibles

Fixation résidence, DVH, contribution financière

AEMO, placement, restrictions autorité parentale

Critère de décision

Intérêt de l'enfant

Protection de l'enfant en danger

Place de l’enfant

Non partie à la procédure (droit d'être entendu)

Partie à la procédure (peut saisir le juge, former recours)

 

En résumé, tandis que le JAF intervient dans les conflits entre parents, le juge des enfants entre en jeu lorsqu'une situation de danger menace le bien-être de l'enfant.

Néanmoins, leurs missions se croisent, et deux juges peuvent donc prendre des décisions sur des sujets similaires, notamment concernant les droits de visite et d'hébergement concernant les enfants.

Pour éviter les décisions contradictoires, la loi prévoit une communication entre les deux juges.

Ainsi, lorsque le JAF statue sur l'exercice de l'autorité parentale, il doit vérifier si une procédure d'assistance éducative est ouverte (article 1072-1 du code de procédure civile). Dans ce cas, il peut demander au juge des enfants la communication de certains éléments du dossier.

De même, lorsqu'une mesure éducative est ouverte, une copie de la décision du JAF est transmise au juge des enfants (article 1072-2 du code de procédure civile).

Néanmoins, le juge des enfants peut toutefois refuser de communiquer certaines pièces s'il estime que cela fait courir un danger physique ou moral grave au mineur, à une partie ou à un tiers (article 1187-1 du code de procédure civile).

Ces dispositions visent à garantir une cohérence des décisions judiciaires au bénéfice de l'enfant, mais leur application pratique révèle des failles significatives.

 

B.    En pratique, un chevauchement de compétences pouvant être préjudiciable à la protection effective des enfants

Malgré les dispositifs théoriques de coordination, la pratique judiciaire quotidienne révèle des difficultés d’articulation des compétences en matière de protection de l'enfance, provoquant :

1.     La dilution de la responsabilité décisionnelle : l'intervention potentielle de deux magistrats distincts sur des questions similaires concernant le même enfant engendre une confusion des responsabilités. Cette situation peut conduire à ce que chaque magistrat pouvant estimer que la protection de l'enfant relève davantage de la compétence de l'autre.

2.     Le risque de décisions contradictoires ou incohérentes : les deux juges peuvent prendre des décisions divergentes sur des aspects similaires de la situation d'un enfant.

3.      La complexité procédurale pour les enfants : les enfants font face à deux procédures distinctes, avec des règles processuelles différentes, ce qui peut augmenter leur incompréhension du système judiciaire.

Un arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2021 (Cour de cassation, 1re chambre civile, n° 19-21.024) illustre ces difficultés d'articulation. Dans cette affaire, la Cour a rappelé que « lorsque le juge aux affaires familiales décide que le droit de visite s'exercera dans un espace de rencontre en application (de l'article 373-2-9), il fixe la durée de la mesure et détermine la périodicité et la durée des rencontres, sans pouvoir s'en remettre, sur ce point, à la décision du juge des enfants prise sur le fondement des (articles 375-3 et 375-7 du Code civil), qui est provisoire ».

Cet arrêt concernait un enfant faisant l'objet d'une mesure d'assistance éducative alors qu'une procédure de divorce de ses parents était pendante. La Cour rappelle que « le JAF dont la compétence en matière d'autorité parentale est de principe ne peut s'en remettre aux modalités du droit de visite fixées par le JE qui intervient à titre ponctuel seulement, en cas de danger de l'enfant ».

Une autre difficulté réside dans l'instrumentalisation possible des différentes procédures par les parties en conflit. Dans les situations de séparations conflictuelles, il n'est pas rare qu'un parent, insatisfait de la décision du JAF concernant la résidence de l'enfant ou les droits de visite, tente d'obtenir une décision plus favorable en sollicitant l'intervention du juge des enfants par le biais d'un signalement ou d'une saisine directe.

Cette stratégie procédurale, légitime lorsque l'enfant est effectivement en danger, peut néanmoins parfois conduire à des dérives où l'assistance éducative devient un moyen de contournement des décisions rendues en matière d'autorité parentale.

 

C.    Vers une clarification nécessaire des compétences

Face à ces difficultés, la jurisprudence a récemment clarifié la délimitation des compétences entre ces deux juges par un arrêt de la Cour de cassation du 20 octobre 2021 (1re chambre civile, n° 19-26.152).

La Cour a établi que lorsqu'un JAF a préalablement statué sur la résidence de l'enfant, le juge des enfants ne peut modifier ces dispositions qu'à deux conditions cumulatives strictes :

  1. L'apparition ou la révélation d'un fait nouveau de nature à entraîner un danger pour le mineur, postérieur à la décision du JAF
  2. L'ordonnance d'une mesure de placement de l'enfant, laquelle ne peut conduire à placer l'enfant chez le parent bénéficiant déjà de la résidence habituelle de l'enfant à son domicile

Ce revirement jurisprudentiel permet une meilleure lisibilité des compétences JAF/JE ainsi qu’une limitation des risques d'instrumentalisation de la procédure d'assistance éducative.

·       L’ordonnance de sureté pour les enfants

Face aux lacunes du système actuel, notamment en termes de réactivité face aux situations de danger immédiat, l'ordonnance de sûreté pour les enfants représente une proposition novatrice.

Ce dispositif de protection urgente viserait à protéger les enfants dès le début d'une enquête pénale pour des faits de violence à leur encontre, comblant ainsi une lacune législative actuelle. L'objectif principal serait double :

  1. Préserver l'enfant de toute récidive et de toute pression visant à obtenir sa rétractation ;
  2. Protéger l'intégrité de l'enquête préliminaire, afin de lutter contre les nombreux classements sans suite liés à l'absence de protection efficace des victimes mineures.

La mise en œuvre de cette proposition nécessitera de définir l'autorité judiciaire compétente pour cela. D'une part, le JAF possède déjà l'expérience de l'ordonnance de protection pour les victimes de violences conjugales, dispositif qui pourrait servir de modèle procédural. D'autre part, le juge des enfants est traditionnellement le magistrat compétent pour intervenir rapidement face à une situation de danger pour un mineur.

 

La protection efficace des enfants victimes nécessite une refonte de l'architecture juridictionnelle actuelle, au-delà des améliorations ponctuelles que constituent les avancées législatives récentes. L'ordonnance de sûreté pour les enfants représenterait une innovation majeure, en permettant de concilier réactivité, cohérence des décisions et respect des droits fondamentaux.

La clarification des compétences entre juge des enfants et juge aux affaires familiales constitue une première étape indispensable, mais elle doit s'accompagner d'une réflexion plus large sur les moyens dédiés à la justice des mineurs et la formation des professionnels. L'intérêt supérieur de l'enfant commande que notre système judiciaire s'adapte pour offrir une protection immédiate et efficace, prioritaire sur toute autre considération.

 

 

CDP-Enfance, Comprendre Défendre Protéger l'Enfance 27 mai 2025
Partager cet article
Magali Lafourcade décrypte cette décision majeure pour les droits des femmes et les droits des victimes de violences sexuelles en France.