La « Silenciation » des médecins
La « Silenciation » des médecins
Enfances & Psy 2023/2 (N° 96),
Auteur.es : Maurice Berger, Françoise Fericelli, Marie Gilloots
En soutien aux médecins, vous pouvez signer la pétition « Pour que les médecins qui signalent des maltraitances soient enfin protégés »
Depuis toujours, les enfants sont des proies sexuelles, parce qu’ils sont les plus faibles physiquement, parce qu’ils sont vulnérables psychiquement, dépendant des adultes, parce qu’on peut leur faire peur, et parce qu’on ne les croit pas.
Il arrive que le parent ou l’adulte qui devrait protéger soit au contraire agresseur et/ou séducteur. Les chiffres fournis par la ciivise concernant les agressions intrafamiliales montrent la fréquence de ces faits. Le rapport de la ciase concernant l’Église évoque une chape de plomb qui se fissure, induisant l’idée que maintenant la vérité peut se dire et être entendue.
Mais ce n’est pas si simple pour les cliniciens qui tentent de mettre l’enfant en sécurité. Faire un signalement aux autorités judiciaires ou administratives n’est pas dénué de risque. On pourrait s’attendre à ce que le professionnel qui entreprend une démarche aussi complexe, aussi lourde de conséquences dans ses relations à ses patients et à leur famille, bénéficie lui-même de la protection de ses instances professionnelles.
Or c’est loin d’être le cas, problème majeur car les agresseurs ont compris que lorsqu’ils sont démasqués, le chaînon faible, attaquable, c’est le médecin. En effet, la profession médicale dépend d’une institution, l’Ordre des médecins, qui se situe en dehors de la loi commune et qui a un pouvoir de sanction. Ces sanctions se réfèrent à une réglementation opposable qui ne tient compte ni de la spécificité de la clinique des enfants ni de l’intensité des difficultés rencontrées dans la pratique en cas de maltraitances. Ces sanctions peuvent avoir des conséquences très graves sur le médecin puisqu’elles peuvent aller jusqu’à une interdiction d’exercer la médecine.
L’agresseur va donc tenter de réduire au silence le médecin soucieux d’aider son jeune patient, en portant plainte contre lui devant les instances ordinales. Et en cas de succès, c’est-à-dire si le praticien est condamné par l’Ordre des médecins, c’est lui qui devra ressentir la honte, ainsi que la victime et son parent protecteur, et non plus l’agresseur.
De tels risques sont-ils à l’origine du fait que seuls 5 % des signalements sont-ils réalisés par des médecins ? Les praticiens renonceraient-ils à signaler, effrayés par ce qui pourrait leur arriver ? Peut-être ont-ils compris que l’article 226.14 du Code pénal ne les protégeait pas suffisamment, bien qu’il précise que « Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de son auteur, sauf s’il est établi qu’il n’a pas agi de bonne foi ? »
Malgré cet article de loi, l’Ordre des médecins condamne fréquemment des médecins signalants pour immixtion dans les affaires de famille, sans par ailleurs mettre en cause leur bonne foi. On pourrait ainsi dire qu’il est demandé au médecin de réaliser l’exploit de signaler les incestes sans faire immixtion dans la vie familiale.
Tous les médecins sont exposés à ces sanctions, les praticiens libéraux plus encore du fait d’une saisine plus facile des instances ordinales. La lourdeur des sanctions prononcées par les chambres disciplinaires de l’Ordre des médecins ainsi que leur non-proportionnalité (parfois trois mois d’interdiction d’exercice) surprennent les juges eux-mêmes, qu’ils exercent au civil ou au pénal. La majorité des magistrats ne sait d’ailleurs pas à quelles menaces sont soumis les médecins engagés sur le terrain.
Afin de lutter contre cet état de fait et de promouvoir l’indispensable devoir de protection des médecins vis-à-vis des enfants maltraités, le collectif Médecins Stop Violences a été créé en 2021. Il réunit aujourd’hui plus de soixante médecins de nombreuses spécialités (pédopsychiatres, médecins généralistes, pédiatres, psychiatres, médecins de santé publique, etc.) et a pour but d’œuvrer contre les violences intrafamiliales, pour la protection des enfants et contre les violences institutionnelles. Il publie régulièrement des tribunes, ses membres donnent des interviews dans la presse écrite, télévisée ou radiophonique et tentent d’être présents sur les réseaux sociaux (https://www.stopviolencesmedecins.com). Et il n’hésite pas à rappeler la situation générale dans notre pays vis-à-vis des maltraitances :
– 160 000 enfants par an seraient victimes de violences sexuelles (source : Conseil de l’Europe ) ;
– un enfant meurt tous les cinq jours sous les coups de ses parents et 63 % des enfants décédés étaient suivis par un médecin (source : igas) ;
– 81 000 interventions par an des forces de police et de gendarmerie ont lieu pour des faits constatés de maltraitances sur mineurs (source : Conseil national de la protection de l’enfance ), ces chiffres ne constituant que la partie émergée de l’iceberg des violences faites aux enfants.
On peut aisément déduire de ces données que chaque médecin rencontre de fait dans sa pratique professionnelle un nombre conséquent d’enfants maltraités et devrait pouvoir les signaler sans crainte de représailles.
Dans ce contexte effroyable, le collectif dénonce une forme particulière de « silenciation » des médecins (à l’image du terme employé désormais pour les enfants), qui pourtant devraient être en première ligne du système de protection des enfants.
Il existe en effet, dans un certain nombre de situations, une véritable maltraitance institutionnelle de la part de l’Ordre à l’égard de médecins soucieux de protéger leurs patients mineurs. Elle se manifeste par des poursuites durant des années et bien souvent des condamnations ordinales assorties d’interdictions temporaires d’exercer la médecine. Les plaignants auxquels l’Ordre donne raison sont les auteurs présumés (ou confirmés) des violences intrafamiliales.
Cette réduction au silence des médecins, initiée par le parent maltraitant et mise en œuvre par la condamnation ordinale, est rendue possible par la pratique régulière d’un non-respect de la hiérarchie des normes et des lois de la République. En effet, cette notion classique en droit implique la primauté du Code pénal et du Code civil sur les articles réglementaires du Code de la Santé publique appliqués par les juridictions ordinales.
Pour exemple, une pédopsychiatre a été condamnée pour avoir envoyé un signalement à un juge des enfants déjà impliqué dans la situation concernée, au lieu d’avoir écrit uniquement au procureur, et alors qu’une jurisprudence antérieure du Conseil d’État autorisait une telle démarche. Une autre pédopsychiatre qui avait signalé au procureur des interactions père/enfant dangereuses qu’elle avait elle-même observées directement a été condamnée pour avoir « communiqué des appréciations négatives sur le père ». Ces condamnations pour de soi-disant « appréciations négatives » ou « prise de parti pour l’un des parents » se retrouvent également pour des médecins ayant signalé à la crip (Les cellules de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes).
Ainsi tout écrit du médecin, toute description clinique ou de contexte familial peut se retourner contre lui, selon l’interprétation ordinale d’une prétendue prise de parti du médecin dans un conflit familial.
Le risque de cette pratique est que les médecins vident leurs signalements (déjà peu nombreux) de tout contenu afin que rien ne puisse leur être reproché. Un tel signalement deviendrait une coque vide de sens et d’efficacité et priverait de données importantes les services socio-judiciaires seuls à même de mettre l’enfant à l’abri.
L’institution pratique aussi une absence de hiérarchie des normes à l’intérieur même du code de déontologie médicale puisque l’Ordre des médecins oppose régulièrement une interdiction d’immixtion dans les affaires de famille (article 28) au détriment du devoir d’assistance aux plus vulnérables qui est pourtant clairement stipulé dans les articles 2 et 43 du code de déontologie selon lesquels le médecin doit être le défenseur des plus vulnérables et de l’enfant.
On pourrait également souligner le non-respect de la Convention internationale des droits de l’enfant qui précise que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants […] l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer sur toute autre considération ».
Dans le même temps, les scandales successifs de médecins violeurs d’enfants ou d’adultes tels Le Scouarnec, Hazout, El Absi ont révélé des faits qui doivent interroger sur l’attitude de l’Ordre des médecins. Tous les éléments de ces dossiers démontrent que de nombreuses plaintes de victimes et alertes de collègues médecins étaient parvenues à l’Ordre des médecins pendant plusieurs décennies. Ces médecins, parfois bien après une condamnation pénale, ont été laissés en exercice, ce qui leur a permis de continuer à abuser de leurs patients vulnérables. Plus de 340 enfants ont été ainsi violés sur leur lit d’hôpital par le Dr Le Scouarnec. Sollicité à ce sujet, l’Ordre, par la voix de plusieurs de ses représentants, a régulièrement communiqué qu’il estimait avoir fait ce qui était en son pouvoir et incriminé d’autres institutions, en refusant d’analyser ses propres responsabilités.
On constate donc, d’une part, une tolérance certaine vis-à-vis de médecins agresseurs et, d’autre part, des sanctions parfois lourdes de conséquences sur des médecins soucieux de protéger leurs patients mineurs. On peut s’interroger sur l’origine de l’ensemble de ces dysfonctionnements, et sur la difficulté de l’institution ordinale à se remettre en question.
Au-delà des alertes qu’il entend effectuer, le collectif Médecins Stop Violences est porteur de propositions concrètes concernant l’indispensable rôle de protection des médecins à l’égard des enfants, la première étant que l’obligation de signalement au Procureur de la République ou aux autorités administratives (crip) pour tous les médecins soit clairement inscrite dans la loi. Cette proposition est d’ailleurs une des préconisations de la ciivise. Une telle obligation a montré son efficacité depuis cinquante ans aux États-Unis et au Canada ainsi que dans de nombreux pays européens (Espagne, Italie, Autriche, Suède, Finlande, etc.)
Le collectif propose également qu’une irrecevabilité des plaintes ordinales avec interdiction de poursuites et condamnations par l’Ordre soit inscrite dans la loi dès lors que les médecins ont effectué leurs démarches de protection des mineurs (écrits, signalements, certificats, rapports, etc.) en toute bonne foi et après examen consciencieux de l’enfant.
Une autre proposition est la possibilité légale qu’un médecin puisse adresser son signalement à tous les magistrats chargés d’une mission de protection de l’enfant et de ses intérêts s’ils sont déjà saisis (juge des enfants, juge aux affaires familiales, juge d’instruction) et la préservation de l’anonymat du signalant par les magistrats destinataires des signalements si le médecin le demande.
Le secret médical, indispensable à la pratique du métier de médecin, devrait être une formidable protection des patients en général, des enfants en particulier. Mais lorsqu’il devient silence contraint aux dépens de la protection des plus vulnérables et au profit des agresseurs, n’est-il pas dévoyé ?
À l’heure où la parole des femmes s’est libérée et où celle des enfants est encore presque inaudible, le médecin se doit de porter la parole de l’enfant, parole rare, fragile, difficile à recueillir, lorsque celui-ci lui a révélé des maltraitances et/ou que son état clinique en évoque.
Pour un enfant maltraité, voir l’adulte qui l’a entendu et compris se faire lui-même attaquer et condamner est lourd de conséquences. Une telle situation de vulnérabilité du médecin auquel il se sera confié ne peut qu’être porteuse d’une violence et d’une insécurité supplémentaires.
Tous les cliniciens qui pratiquent avec les enfants maltraités savent qu’ils pénètrent en zone de guerre. Pour travailler dans cette zone de violences et d’inconfort, pour aider valablement les enfants et les ramener en zone de protection, le médecin devrait pouvoir bénéficier lui-même d’une arrière-base solide et protectrice, rôle que ne remplit pas son ordre professionnel, bien au contraire.
En soutien aux médecins, vous pouvez signer la pétition « Pour que les médecins qui signalent des maltraitances soient enfin protégés »