« Il y a un déni généralisé des violences sexuelles sur mineurs »
INTERVIEW : « Il y a un déni généralisé des violences sexuelles sur mineurs »
Interview par Nadia Graradji, publié le 26 avril 2022 dans Enfance & Jeunesse Infos, l’actualité sociale & médico-sociale du secteur Enfance Famille Jeunesse
Pascal Cussigh, avocat pénaliste et président de l’association CDP-Enfance dénonce « un système de quasi-impunité » des auteurs de violences sexuelles sur mineurs et réclame une meilleure formation des professionnels notamment des magistrats pour mettre fin à toute référence au syndrome d’aliénation parentale.
Quatre associations, parmi lesquelles CDP-Enfance ont déposé, le 8 avril, une requête contre le Dr Paul Bensussan, expert-psychiatre et adepte de la thèse du syndrome d’aliénation parentale. Quel a été le déclic à l’origine de cette démarche ?
Partant de leurs expériences respectives, les associations ont constaté qu’elles avaient régulièrement des dossiers de violences sexuelles sur mineurs dans lesquels les enfants n’étaient pas protégés et régulièrement il y avait eu des expertises effectuées par le Dr Bensussan. Nous avons décidé de cette action car le Dr Bensussan est très souvent désigné en tant qu’expert et cela aboutit à nier la parole des enfants et les mettre en danger. Suite à cette requête, d’autres associations vont nous rejoindre pour montrer qu’elles partagent notre vision concernant les expertises du Dr Bensussan. Nous savons très bien qu’en dépit de cette procédure on ne reviendra sur aucune décision rendue dans les dossiers concernés. Cette démarche ne vise pas à faire « tomber une tête » mais à montrer qu’il est indispensable d’engager une réflexion sur la manière dont les dossiers de violences sexuelles sur mineurs sont aujourd’hui traités.
Que dénoncez-vous ?
Il y a un déni assez généralisé des violences sexuelles sur mineurs. Selon les chiffres officiels de la police et de la gendarmerie, on compte une affaire de viol ou de tentative de viol sur enfant toutes les heures en France, soit une vingtaine d’affaires par jour. C’est un fléau absolument colossal. Parallèlement, le nombre de condamnations pour viol ou agressions sexuelles sur mineurs est absolument dérisoire. Le rapport intermédiaire de la Ciivise [commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, rapport rendu le 31 mars 2022, ndlr] rappelle que plus de 70% de dossiers sont classés sans suite. Certes, dans le Code pénal le viol sur mineur est répréhensible mais en pratique 8 sur 10 passeront au travers. Il y a incontestablement un système de quasi-impunité des auteurs de violences sexuelles sur mineurs. Il est indispensable d’en rechercher et d’en analyser les causes.
Quels sont les dysfonctionnements déjà identifiés ?
Tout professionnel de la protection de l’enfance dirait qu’il y a des dysfonctionnements un peu partout. Au niveau de la formation, c’est une évidence martelée depuis 20 à 30 ans. Nombre de magistrats ont été formés sur les fausses allégations de violences sexuelles. L’idée selon laquelle un enfant qui dénonce des violences est automatiquement manipulé par l’un des parents a fait beaucoup de chemin au sein de l’institution judiciaire. Il y a 15 ou 20 ans, parmi les intervenants à l’École nationale de la magistrature pour former les magistrats aux violences sexuelles sur mineurs figurait Hubert Van Gijseghem, l’un des disciples du Dr Robert Gardner, le créateur du syndrome d’aliénation parentale (SAP).
La thèse du syndrome d’aliénation parentale est pourtant largement contestée et de nombreuses institutions (l’Organisation mondiale de la santé, le Parlement européen, la Ciivise) ont appelé à ne plus y recourir.
Cette thèse de l’aliénation parentale est une aubaine pour les professionnels qui ne veulent pas voir la réalité des maltraitances. Il faut arrêter de se référer à des thèses comme le SAP qui n’ont pas été validées scientifiquement ou à des thèses qui renvoient à la psychanalyse de Freud ou de Lacan. L’autorité judiciaire doit se remettre en cause y compris au niveau de sa formation et bénéficier des connaissances et découvertes scientifiques sur les mécanismes dans les violences sexuelles tels que les phénomènes de sidération, de dissociation, etc. Fort heureusement, les jeunes magistrats arrivent en poste avec une formation cohérente et une meilleure connaissance du phénomène des violences sexuelles sur mineurs. Ils prennent, par conséquent, des décisions beaucoup plus protectrices des enfants. Si les professionnels sont formés correctement, ils seront en capacité d’entendre la parole des enfants. On remarque que compte tenu des polémiques qu’a créé le syndrome d’aliénation parentale, cette thèse est désormais camouflée sous d’autres termes.
Quelles sont les nouvelles appellations utilisées ?
Le syndrome de Münchhausen par procuration qui est une maladie psychiatrique rarissime. Certains veulent faire rentrer dans la définition de ce syndrome des situations qui n’y rentrent pas du tout. Lors de ses dernières interventions, le Dr Bensussan essaie de se démarquer du syndrome d’aliénation parentale et d’utiliser d’autres termes comme ceux de « désaffection parentale », d’ « emprise » mais l’idée reste la même.
Pour revenir à la formation, qu’en est-il des autres professionnels ?
Concernant les avocats, c’est une catastrophe, ils n’ont aucune formation relative à la protection de l’enfance dans leur formation initiale et continue. Du côté des médecins c’est aussi déplorable, il n’y a pas de formation ni même sur le psychotrauma. Cette situation est surréaliste puisque le médecin est en première ligne pour détecter éventuellement des violences sur enfants.
Dans son rapport intermédiaire, la Ciivise préconise l’obligation de signalement pour les médecins qui soupçonnent des violences sexuelles. Mais l’Ordre des médecins s’est déclaré « pas favorable » à cette mesure.
L’obligation de signalement des médecins est une piste intéressante notamment lorsque l’on voit le très faible nombre de signalements faits par les praticiens. Les explications données par la vice-présidente du conseil national de l’Ordre des médecins montrent qu’elle ne semble pas avoir compris le système actuel. Elle déclare qu’un médecin ne doit effectuer un signalement au Procureur de la République que s’il n’a aucun doute sur la réalité de la maltraitance. C’est une fausse interprétation du droit actuel ! Le médecin doit signaler à partir du moment où il a des suspicions de maltraitances sur un enfant. Il n’est pas du rôle du médecin d’écarter tout doute ou de se transformer en enquêteur ou en magistrat. Il est inquiétant de voir que l’Ordre des médecins est à ce point déconnecté de la réalité des règles du signalement.
Quelles évolutions souhaitez-vous au niveau des expertises civiles dans les dossiers de violences sexuelles sur mineurs ?
L’expertise est une étape cruciale dans le cours du procès puisque les magistrats vont forcément s’appuyer sur les conclusions de l’expert pour prendre leurs décisions. Selon une expression, « l’expertise est un petit procès au cœur du grand « . Dans certains pays, par exemple en Suisse, les expertises de l’enfant ou de la famille dans sa globalité s’étalent sur 40 ou 50 heures. En France, une expertise familiale dure 3 ou 4 heures maximum. De plus, nous avons des experts qui ne sont pas formés au psychotrauma, qui ne sont pas pédopsychiatres comme c’est le cas pour le Dr Bensussan, qui n’ont pas d’enfants dans leur patientèle et qui pourtant sont désignés pour auditionner des enfants. Or, dès 2007, la conférence de consensus établie à la suite de l’affaire Outreau, recommandait que les experts soient uniquement des pédopsychiatres et qui, en plus, justifient d’une pratique régulière de l’audition d’enfants. Il n’y a pas suffisamment d’experts pédopsychiatres disponibles. La justice est à l’agonie, faute de moyens.
Quelles autres améliorations apporter aux expertises ?
Il y aurait également une réflexion à mener sur une obligation d’effectuer un enregistrement audiovisuel des expertises pour éviter tout contentieux sur les questions posées, sur la durée de l’entretien. Dans les dossiers de préjudices corporels, les particuliers ont la possibilité d’être assistés d’un médecin-conseil lors de l’expertise. Pourquoi ne pas imaginer que lorsqu’un enfant est examiné, il y ait la présence d’un médecin-conseil qui pourrait faire part de ses observations ? La question de l’expertise doit absolument être creusée. Nous espérons que la Ciivise va s’en saisir au cours de ses travaux. Si l’on veut lutter contre les violences sexuelles faites aux enfants, il faut en analyser toutes les causes.